C’est fait. J’ai jeté mon bulletin dans l’urne. Me suis confronté à cet acte de décision démocratique qui caractérise notre ultime pouvoir de citoyen ; un bien discret pouvoir qui nous confronte à la modestie du vivre ensemble, qui réduit chacun de nous à ce petit “x” qui ne se vaut que par le cumul.
Dans cet acte le plus concret de notre être démocratique, nous sommes tous équivalents. Membres d’une même collectivité, peu importe la richesse de l’articulation de notre pensée ou l’étroite pauvreté de nos idéos, notre vivre ensemble nous confine à l’autre. Que l’on manifeste notre désir de changement à chaque écho de casserole ou que l’on s’enferme dans le confort et la surannée indifférence de notre silence de majorité mortifère, au lendemain du scrutin, tout un chacun ne vallons pas plus que le bulletin qu’on a glissé dans la fente de l’urne.
Et comme il en advient trop souvent des actes quasiment insignifiants qui jalonnent notre existence, on octroie au vote des significations qu’il n’a pas.
Les premiers à noyer nos “x” de sens sont forcément ceux à qui ils profitent le plus : les politiques.
CE QUE LES GENS VEULENT…
En aval comme en amont, ils confèrent à nos voix une portée qu’elles n’ont que trop rarement. Preuve de ce placardage, cette universelle marotte que galvaudent sans exception les partis politiques : « Ce que les gens veulent… ». Ils scandent sans gène cette phrase englobante de la manière surplombante de ceux qui prétendent connaître nos ambitions, nos désirs et nos espoirs, et pire, de les incarner et les représenter. Cette grossière façon de plomber en un bloc monolithique la multitude de nos réalités, de nos contraintes, de nos craintes et de nos ambitions m’afflige au plus haut point.
Cette manière de jouer au chien de berger, de nous réunir en troupeaux, il y a peu de pires affronts à la complexe beauté de la complexité. J’en ai déjà traité1, je le répète : uniformiser nos voix multiples insulte plus encore que nos intelligences, c’est une insulte même à ce que vivre comporte de liberté.
Or cette insulte est un affront plus grave encore puisqu’elle convainc nombreux d’entre nous. Nous massant en un lieu commun, écrasant nos identités particulières de velléités préfabriquées.
Les raisons électoralistes de cette mise en boîte de la multiplicité de nos réalités sont plus qu’évidentes ; elles nous rappellent cependant que la politique et la vente de shampoing ne sont pas si éloignées. On nous vend des idées et des promesses d’avenir, devançant nos désirs avant qu’on ne les émette, synthétisant des idées qu’on n’avait même pas eues, conditionnant nos actions en nous plaquant des ambitions.
Fi de ces devins de nos volontés. Qu’on nous propose des voies, nos voix disposeront.
Et pourtant. À force de nous le rabâcher, on y croit à notre troupeau.
On en vient même à croire qu’une majorité puisse être silencieuse. Qu’elle ait perdu sa voix.
Si on ne tien compte que de la vigueur des cris, contestations et récriminations des minorités, il est probablement vrai que la majorité se tait. N’est-ce pas normal ?
À force de diviser, multiplier, subdiviser, et cantonner toute aspérité sociale en une minorité bien identifiée, on étouffe la vigueur et la portée de ceux qui crient. Les marginalise.
Fractionnées à même la majorité dont elles sont issues, les minorités perdent leur poids et ne font plus le poids face à la majorité qui s’oppose maintenant à leur marginalité.
La majorité qui, on le sait, est silencieuse, elle.
Ou non, pas tout à fait. Elle a pourtant bien ses hauts parleurs, la voix du silence. Les politiciens et les vendeurs de pub savent entendre, eux, du silence de la majorité, « ce que les gens veulent vraiment » et ne se gênent pas pour le scander du hauts de leurs tribunes :
Une job, un char, des routes pour leur char, une hypothèque pour leur maison, puis une job pour payer leur hypothèque. Tais-toi, majorité. Écoute, tais-toi et surtout, pense pas trop ; on se charge de tout ça pour toi. Écoute ce qu’on te dit : ça sert à rien de crier. De toute façon, t’as pas le temps de crier, toi, tu travailles pour ton bonheur. Parce que tu sais que tu peux aspirer au bonheur, toi. On te le répète en clips de 30 secondes huit minutes à la demi-heure ou en clips de 20 secondes, un mois tous les quatre ans.
Pourtant. Qui est-elle cette majorité ?
Ce que je vois autour de moi, ce sont des vies toutes différentes. Certaines qui se moulent à un modèle, d’autres qui s’en écartent et par le fait même en épousent un autre. Aucun parcours identique. Aucun hier pareil. Aucune même vision de son propre demain.
Tout ce que je vois autour de moi, ce sont des gens, tous unis par certains traits communs : le lieu où l’on vit, ce que l’on mange, la culture qui est la nôtre, les valeurs qui dictent nos actes. Tout ce que je vois, ce sont de multiples minorités.
En somme toutes ces minorités forment bien plus qu’une majorité ; elles forment un tout, qui lui-même est une minorité dans un ensemble plus vaste, et ainsi de suite. L’univers n’est-il pas infini ?
Comment alors croire qu’on puisse unifier en quatre ou cinq parties toutes ces multitudes ? Qu’on puisse sans vergogne prétendre connaître le désir de la majorité ? Savoir ce que les gens veulent vraiment…