Étrange frisson, dans ce déconfinement bancal.
À mesure que les distances se rétrécissent dans les parcs et sur les trottoirs, au profit de la chaleur, du laisser-aller, de l’acclimatation à cette nouvelle réalité, ou de la simple connerie, je réalise qu’ils n’avaient peut-être pas tort : cette crise entraîne vraiment une distanciation sociale.
Au fil de ces journées toutes pareilles que l’on répète depuis bientôt trois mois, malgré certaines variations rares et quelques récents écarts à l’isolement imposé, nous nous sommes éloignés. Même si notre sociabilité s’est trouvée soudainement dopée par l’été qui nous tombe dessus et la “reprise” des activités commerciales, je crains que les derniers mois et ceux qui viendront ne marquent pour longtemps notre rapport aux autres.
À cela les raisons sont nombreuses. Je n’en retiendrai qu’une, intime et personnelle : une carence en beauté, humaine surtout.
Certainement, l’arrêt des activités culturelles nous prive d’occasions de beauté artistique, de sensibilité humaine tangible et immanente. Ce n’est pas la multitude d’images vides du divertissement éphémère qui pallieront à ce vide esthétique.
Mais, je dois avouer que ce que je recherche d’un spectacle ou d’une exposition, ce n’est pas tant la musique ou les couleurs : c’est de pouvoir observer les gens vivre et s’émouvoir.
Ce qui me manque le plus des bars et des restos, ce n’est pas le vin ou la bouffe : ce sont les sourires, les yeux complices, les secrets échangés privément dans un espace public, l’humanité heureuse, festive et qui ne fait chier personne.
Privé de tout rassemblement, ce qu’il me reste des autres, de ceux que je croise sans les connaître, ici ou dans la rue, ce sont malheureusement les imbéciles qui confondent liberté et incivilité. Les tatas que le confinement a rendu plus prompts à se tataïfier. Et le délire, plus inquiétant, de tous ceux qui confondent liberté d’expression et droit de débiter n’importe quelle débilité, de décharger le fiel de leurs névroses, de leur abattement, de leur mesquinerie sans gêne, de leur impuissance, de leur tartufferie.
En manque de beauté humaine, je développe moi-même des réflexes misanthropes et m’entends pester contre ceux qui se déconfinent trop vite à mon goût, avec trop d’insouciance et de désinvolture. Je jalouse ceux qui rient, se touchent, s’embrassent dans les parcs, derniers bastions publics de résistance du contact social non-utilitaire, non-commercial.
Au fil des jours qui se confondent dans leur routine, je sais que le déconfinement sera long. Même si je la désire ardemment, même si je ne l’attends que pour l’an prochain, je redoute ma première sortie sans-souci.
Et alors que les brasiers s’enflamment un peu partout autour du monde, que l’éclatement social, la fracture politique, la violence décomplexée, la folie de ceux qui se croient maîtres du monde déchire les États-Unis, Hong Kong, Israël, le Venezuela, et combien d’autres pays encore, Seigneur que je loue la légèreté privilégiée qui me permet d’appréhender ma prochaine sortie dans la beauté humaine, et je redoute le jour où il faudra à mon tour braver la crise sanitaire pour combattre une crise sociale, une crise politique, une crise d’humanité.