Le temps qui manque

Je ne sais pas pour vous, mais cette terrible année m’a vieilli. 

C’est vrai qu’à force de sans cesse me voir à travers l’étrange miroir des réunions en présence virtuelle, je me suis confronté plus qu’à mon habitude au galbe de ma calvitie naissante et aux poils grisonnants qui parsèment désormais ma barbe… mais il y a plus. J’ai l’impression d’ailleurs que je ne suis pas le seul à avoir vieilli. Vous aussi. Les plus grands, comme les plus petits. Nos vieux, que l’isolement a souvent ralenti et qui ont eu le plus peur de ce mal invisible, comme les enfants, qu’on retrouve transformés après cette longue année de leur courte vie qui les a confrontés à des questions pour lesquelles il n’y a souvent aucune réponse. Les ados, étouffés, empêchés, empêtrés dans un monde trop vaste au futur déprimant, et ceux entre deux âges, pour une fois confrontés à leur vie à l’arrêt, à leurs choix, leurs limites, incapables de fuir, anxieux et languissants.

Bref, j’ai le sentiment qu’il y a… quelque chose… dans cette terrible année qui nous a tous et toutes fait mûrir un peu plus vite qu’on aurait voulu, un peu plus vite qu’on aurait dû…

… quelque chose… enfin, certainement plusieurs choses!

Toutes ces morts. La crainte, variable mais constante, d’un virus sournois, méconnu, imprévisible, ravageur, horrible… La crainte des autres comme des nôtres qui pourraient en être porteurs. Et les autres maladies, toutes celles pour lesquelles on n’a pas encore de vaccin. La solitude. L’isolement. Le manque de toucher, de baisers, de caresses, de chaleur et d’odeurs. Les entraves aux désirs et les pulsions freinées. Les occasions ratées, les amis éloignés, les familles morcelées. Les règles, les consignes, les directives, les frontières. La méfiance face aux irraisonnés et la déraison des méfiants. La loi des plus fortunés ; la seule qui ne s’enfreint pas.

Il y a aussi le ton monotone de cette année ralentie, dont j’ai déjà parlé, qui a soutenu la note de ce vieillissement physique et moral. En témoignent l’absence de tous ces «petits partys» qui ponctuaient notre quotidien, toutes ces grandes célébrations frustrées, suspendues, remplacées par de sobres fêtes virtuelles. Cette terrible année, qui n’a donné ni place pour jeter le lest du stress du temps qui presse, ni temps pour exulter ensemble aux rythme de nos exaltations. Dans cette année confinée, qui nous a montré les limites de l’insouciance, il n’est souvent resté que la gravité, qui pèse, qui affaisse, et qui rend insoutenable toute légèreté de l’être.

Heureusement il y a eu les petites tricheries. La famille et les amis. Les pelouses bondées, les cafés au soleil, les marches d’après-midi, les bouteilles de banc de parc, les repas interdits qu’on improvise entre deux couvre-feux, les « tiens mon bébé », les #zoomdredis, les #vaccinqasept, les #coursworking, les rencontres inopinées, les voisins du quotidien qui nous arrachent un peu à notre internement et nous rappellent que la vie existe au-delà des écrans.

Heureusement, nous serons bientôt guéris du mal de ne plus pouvoir se voir. Combien ça fait de temps que nous n’avons pas veillé ? 

Je sens déjà vibrer le plancher sous mes pieds dans une salle de spectacle. J’entends les verres tinter sous le choc de ces vœux de «santé» plus sincères qu’avant. J’entrevois la vaisselle empilée à travers le brouillard d’un souper étiré. Je sais que le soleil se lèvera bientôt sur les lendemains des fêtes qu’on a accumulées. J’ai déjà hâte de me retrouver à nouveau seul, parmi les autres, dans les bars, les cafés, les restaurants bondés. J’ai déjà du plaisir à rire parce que les autre rient, à sourire parce qu’on m’a souri, à hocher la tête parce que le beat est bon, à danser sur les trottoirs, à réapprendre à connaître les inconnus, à frencher dans les corridors, à retrouver la vie dehors et enfin étirer à nouveau par la force des autres le temps qui me sépare de ma mort.

Un an, c’est bien assez pour maîtriser l’art de ne rien faire. Et on réalisera, tout bientôt, que le temps est passé vite à revivre tous les jours à peu près la même journée. Et ce flot de retrouvailles, presque source de jouvence, estompera un peu les traces du temps qui manque.