Les grands rigodons

Ces temps-ci, j’oscille, d’heure en heure, entre le bonheur béat du petit quotidien tranquille et le désarroi le plus complet devant tout l’invraisemblable.

Le confinement qu’on vit depuis mars me confronte au déséquilibre dans toutes les sphères de ma vie, comme de la société. Déséquilibre de ce quotidien trop plein d’isolement, trop vide de rapprochements ; déséquilibre entre tout ce temps passé devant un écran, la vue courte, et le peu qu’il nous reste pour contempler le réel, au loin ; entre le vrai parcellaire et le faux délirant ; entre les riches qui s’enrichissent sans honte et les pauvres qui s’appauvrissent en silence ; entre les trop rares moments de volupté et les trop nombreuses déceptions qui s’ajoutent aux peurs, aux appréhensions…

Curieusement, même si je tangue, j’ai le privilège de balancer entre ces deux états et d’y trouver un certain équilibre.

La solitude et l’isolement peuvent être terriblement addictifs. Évidé de tout ce qui le remplissait – les amis, les partys, les sorties, les déplacements par ci, les voyages par là – mon temps s’évade dans une routine de l’essentiel : les sorties inévitables, le nécessaire dans le frigo, les achats indispensables, le travail urgent, le sommeil, un peu de lecture, un peu de télé… les nouvelles habitudes s’instillent et je me réconforte de mon aisance à la solitude. Je me demande même parfois où trouvais-je le temps pour tout ce qui prenait tant de place dans ma vie d’avant ?

Il est difficile d’imaginer, à long terme, ce que l’isolement nécessaire pour passer à travers cette crise provoquera sur notre façon de renouer nos contacts avec les autres. J’aime imaginer qu’on en sortira dans une grande fête orgiaque, un party sur un méchant temps ; mais j’ai peur aussi qu’on en vienne à prendre l’habitude de s’éviter, à se craindre de plus en plus, à se méfier les uns des autres toujours un peu plus… qu’à force de ne plus se toucher, ne plus se faire toucher, on devienne… frileux ?

Alors que c’est en se serrant les coudes qu’on a toujours réussi à passer à travers les périodes difficiles, cette fois-ci, la survie repose sur une solidarité solitaire. Alors que les images tristes et les moments d’angoisse s’accumulent sur nos écrans froids et rigides, nous perdons tout ce qui nous rattache au réel, en deçà des images et des mots : la sensualité, les odeurs, les mimiques complices, les gestes câlins, les frôlements… et ça me manque cruellement.

Derrière nos masques, à distance, dans nos allées d’épiceries à sens unique, je réalise le privilège de l’insouciance, le luxe de l’indiscipline. Je m’en ennuie comme je les redoute. La routine me rassure, mais je sais que tout est fragile autour et en moi.

« La musique m’apaise », écrivait un ami. J’écoute de moins en moins les nouvelles, de plus en plus de musique.

L’hiver s’en vient. L’hiver est là. J’imagine les hivers des siècles passés et je me dis que ce n’est pas un exploit que d’attendre isolé que le printemps revienne. Alors je m’emmitoufle dans mon hibernation en attendant le retour des grands rigodons.