Un peu à l’image de l’un des sketchs du Bye Bye, au jour de l’an 2020 j’avais souhaité quelques changements d’habitudes pour l’année à venir : travailler un peu plus souvent de la maison et diminuer mes sorties au resto, entre autres choses. Je ne croyais pas être aussi bien servi par l’année que nous venons de vivre.
Seul dans sa forêt de Walden, Thoreau remarquait l’étonnante «facilité avec laquelle nous adoptons insensiblement une route et nous faisons à nous-mêmes un sentier battu.» Ces derniers mois, c’est au très répétitif rythme de ce sempiternel confinement que s’est battu le sentier de mes nouvelles habitudes, bonnes et mauvaises.
D’un côté, une hygiène stoïque, les bonnes habitudes du quotidien sur lesquelles repose toute hygiène morale. Cette routine qui, profitant des heures gagnées à rester toujours au même endroit, cadence mes journées dans un flot plutôt doux. Ne serait-ce que pour réussir à aménager, dans un même espace domestique, des espaces-temps distincts pour le travail-ménage-loisir-repos-dodo et peut-être ainsi éviter de me sentir trop comme un bêta dans un bocal, laissé à lui-même dans sa boue… cette agréable routine du quotidien me plaît, m’apaise.
D’un autre côté, j’éprouve une tendance aliénante, une accoutumance de plus en plus insupportable aux écrans-images-médias-réseaux-soso-sociaux dans lesquels je plonge à toute heure pour m’abreuver de contacts tout en sentant bien que la bouée de ces relations à distance ne pourra pas longtemps supporter le poids de cette habitude à l’isolement physique qui s’installe de plus en plus et m’ankylose.
J’en suis certain, ces nouvelles habitudes, bonnes comme mauvaises, sont là pour rester ; du moins pour un bout. Un peu par la force des choses : tant que le virus nous menace, tant que se prolonge l’hiver et ce confinement, je ne vois pas ce qui viendra les bousculer. Et aussi, on finit par s’habituer à nos habitudes… «nous faisons à nous-même un sentier battu».
Les solutions qui s’imposent pour aplanir la courbe pandémique, impliquent d’aplanir aussi le rythme de nos vies en amenuisant tout ce qui ponctue notre temps : les fêtes, les amis, les imprévus, les événements partagés, l’attente, l’urgence, etc. À force, le temps s’écoule comme un air de plus en plus monotone que l’on se chante à soi-même, dans sa tête, tout seul, tout le temps.
Cette constante tension et la constance de ces nouvelles habitudes s’instille forcément aussi dans le registre de mes émotions, qui tend inévitablement, également, vers une sorte de monotonie : mais c’est le contraire de l’apathie : je ne suis pas sans émotions : c’est comme si je vivais toutes les émotions, très vite ou au même moment : rage, joie, tristesse, satisfaction, peur, amusement, lassitude, enthousiasme, amour, amertume, espoir, abandon : je passe si vite et si souvent de l’une à l’autre qu’elles se confondent presque : je file plutôt un bon coton, mais il est traversé par une frayeur persistante, teintée de bouffées de désir, baignées de larmes douces-amères, et ainsi de suite, tout en même temps. À force, je ne sais plus vraiment nommer ce que je ressens, tout me semble morne.
Paradoxalement, dans toute cette monotonie, les petites joies sont magnifiées. On se plait à des petites fêtes qui nous émoustillent plus que ne le faisaient les gros partys : une rencontre fortuite, un texto affable, une dérape sur Facetime un vendredi soir, une marche au soleil froid un jeudi midi, des villages de bonhommes de neige, un câlin prudent… Les petites étincelles de l’ordinaire éclatent maintenant comme des feux d’artifice.
Au rythme de ces nouvelles habitudes qui me balancent, flottant comme sur une vague qui me chavire l’âme, remué par le ressac des flots d’un lac tranquille, qui malgré tout ne réussissent pas à noyer mes «cravings» de restos, d’amis, de soupers, de partys, je me surprends à sourire béatement : je me rend compte alors que le bonheur ne se commande pas, qu’il ne se livre pas, qu’il est fait de partages, d’apprentissages, de savoir-faire, de savoir-vivre, de volonté, de patience, et, oui, de résilience : ce n’est pas avec ce «secret du secret» que je gagnerai des prix d’originalité, mais je ne peux m’empêcher de chanter cette ritournelle quand le soleil brille et que je suis, malgré tout, heureux et confiant.